Après la déroute napoléonienne en Europe, le traité de Fontainebleau en 1814, puis celui de Paris l’année suivante, remettent Grenoble sur la frontière face au royaume de Piémont-Sardaigne. À la demande de Louis XVIII, qui souhaite renforcer sa présence militaire aux frontières, Grenoble se dote de nouvelles fortifications (1824 à 1848). Dès 1860, la commune s’agrandit vers l’ouest : elle obtient, après maintes réclamations, la modification des limites médiévales et la reconnaissance de sa « frontière naturelle » : le Drac.
Reprenant les projets établis par Vauban deux siècles plus tôt, le général Haxo conduit une refonte quasi complète des fortifications entre 1824 et 1848. Dès 1824, la Bastille prend son aspect de fortification en cascades que l’on connaît de nos jours. À son sommet sont édifiés le fort de la Bastille de 1825 à 1830, puis la caserne de 1827 à 1838. En 1832, on planifie des travaux sur la rive gauche de l’Isère afin de doubler la superficie de la ville par une extension vers le sud.
L’agrandissement de l’enceinte débute en 1840, créant de nouvelles portes d’accès comme la porte des Alpes ou celle des Adieux. Un des bastions de cette enceinte est toujours visible au centre de l’échangeur qui prolonge le boulevard Jean-Pain, dans l’actuel parc Paul-Mistral. Faute d’un accord entre la municipalité et l’autorité militaire, les anciennes fortifications, déclassées en 1837, ne sont pas immédiatement détruites et se dressent encore longtemps entre la vieille ville et la nouvelle. L’aménagement n’est véritablement entrepris qu’après l’attribution à la commune, par une loi de 1854, des terrains des fortifications. Leur lotissement peut alors être effectué.
« Cette place, on ne la doit pas à un architecte ou à un prince, mais à une édilité en plein exercice de démocratie ». La ville vient en effet de reporter les limites de son enceinte plus au sud (1840). Un tracé régulier couvre le quartier nouveau, dont le carré générateur de la place d’Armes doit recevoir les grands édifices qui manquaient à Grenoble : théâtre, académie militaire, musée bibliothèque, préfecture, hôtel des facultés.
La première commande grenobloise est celle de la préfecture, obtenue en 1858. Préfet et maire se disputent alors les mêmes locaux. Plusieurs décennies de négociations, d’hésitations et d’abandons ont toujours reporté le projet, souhaité par tous, d’une nouvelle préfecture ou d’un nouvel hôtel de ville, jusqu’à ce qu’un préfet du Second Empire, lassé de cohabiter et pressé d’emménager, invite une grande figure parisienne, Charles-Auguste Questel. Architecte diocésain et architecte des Monuments historiques, Questel a déjà en charge les palais de Versailles. Autant de distinctions qui honorent un parcours académique au XIXe siècle. Il achèvera sa carrière à l’Institut.
Tous les projets ne seront pas construits, mais Questel signera les deux plus importants. En 1862, le succès du projet de préfecture, encore en chantier, donne au maire Gaillard l’idée de faire appel à lui pour le projet de musée bibliothèque, désiré par les deux conservateurs Gabriel et Denuelle. Heureuse initiative : selon ses contemporains, l’architecte produira sa meilleure œuvre, tant du point de vue décoratif que du point de vue fonctionnel. La bibliothèque innove en effet, combinant réserve et galerie dans un dispositif à la fois fonctionnel et spectaculaire. Par ailleurs, l’accolement de la bibliothèque et du musée est l’occasion de vaillants mariages allégoriques en façade, l’architecture embrassant sous ses ailes les arts et les lettres. La place d’Armes dresse en effet ses façades institutionnelles comme les décors d’un théâtre.
Autour de la place d’Armes, la rue Lesdiguières et la rue Eugénie (devenue en 1870 rue de la Liberté) abritent dans des immeubles cossus les sièges d’importantes maisons de ganterie et de négoce, ainsi que les résidences d’une haute bourgeoisie de rentiers et de membres des professions libérales. Pourtant, excepté les secteurs proches du centre ancien, ce quartier ne s’édifie et ne se peuple que lentement. À proximité, les émules du géologue Dolomieu ou du botaniste Dominique Villars disposent du muséum, long bâtiment porté par une colonnade classique, ainsi que du Jardin des plantes.
C’est à cette époque que Grenoble, à l’image de la place d’Armes, s’applique à réglementer les plans d’alignement. Le règlement de 1852 conforte ainsi le découpage du sol dans les zones à urbaniser de la nouvelle ville. À l’inverse du centre médiéval, la ville se dote désormais de larges façades et de rues à angles droits, telles que celles qui aboutissent à la place Vaucanson (1850-1860).
C’est hors les murs, vers l’ouest, que s’annonce l’avenir. À l’extérieur des remparts, l’urbanisation est d’autant plus faible en direction du Drac que, malgré l’endiguement de la rivière, les territoires de la rive droite appartiennent encore aux communes de Seyssins, Fontaine et Saint-Martin-le-Vinoux. Depuis les années 1830 et la municipalité d’Honoré-Hugues Berriat, les différents maires de la ville rencontrent de nombreuses difficultés administratives pour annexer ces territoires.
En 1831, sous l’impulsion du maire Hugues Berriat, un projet est conçu pour transformer en une voie rectiligne le chemin tortueux reliant le cours Saint-André au pont en chaînes de fer sur le Drac. Cette voie deviendra plus tard le cours Berriat. Mis en service en 1828, le pont présente alors une portée record de 133 mètres.
En 1858, après des années de controverses, le chemin de fer arrivé jusqu’à Saint-Egrève peut enfin dépasser ce terminus provisoire pour rejoindre la gare de Grenoble. Grâce à lui émerge lentement l’idée qu’il est désormais possible d’étendre la ville vers le Drac. L’installation d’une telle infrastructure représente une étape importante dans le développement économique de la ville.
En 1860, le maire Eugène Gaillard parvient à faire adopter l’annexion des territoires de la rive droite du Drac, englobant ainsi la récente gare ferroviaire. Mais c’est une autre annexion qui marque l’actualité grenobloise en ce début du mois de juin 1860, celle de la Savoie à la France, qui rend désormais inutile l’ouvrage titanesque de défense de la Bastille, ainsi que les remparts de la ville.
C’est donc dans la plaine entre le Drac et la ville fortifiée, grâce à l’implantation de la gare et l’annexion de nouveaux territoires, que s’installe progressivement une nouvelle urbanisation. Mais ce secteur (actuel quartier Berriat) ne prendra vraiment son essor qu’après 1870, avec la révolution industrielle grenobloise.
La guerre franco-prussienne de 1870 incite les militaires grenoblois à construire une ceinture constituée de six forts autour de Grenoble. En 1879, une dernière enceinte est dressée entre la fortification Haxo et le Drac au sud de la ville (à l’emplacement de l’actuel boulevard Joseph-Vallier). Au nord, l’enceinte descend du versant ouest de la Bastille jusqu’à l’Esplanade, puis jusqu’au Drac en franchissant l’Isère, grâce à l’annexion d’une partie de la commune de Saint-Martin-le-Vinoux à la ville de Grenoble. Ces travaux sont réalisés durant le premier mandat du maire Auguste Gaché, qui perd les élections municipales de 1881. Dans les années 1880, son successeur, Édouard Rey, peut étendre la ville vers le Drac en supprimant la branche ouest de l’enceinte Haxo encore existante.
Cette période marque l’établissement de la grande industrie dans la ville, mais la ganterie demeure encore l’activité dominante. L’industrie du gant est très ancienne à Grenoble, puisqu’on le fabriquait déjà en Dauphiné durant le Bas Moyen Âge. Les traditions et les secrets du métier étaient transmis de père en fils. Le gantier d’alors n’était pas spécialisé. Il achetait ses peaux, puis s’occupait de les mégir et de les teindre, avant de les transformer en gants plus ou moins bien coupés, cousus à la main.
Après la révolution, le gant de Grenoble manque de disparaître, car porter des gants indique « un ci-devant », un aristocrate. Heureusement, le gant court revient en grâce avec la Convention, puis avec l’Empire. L’impératrice Joséphine lance aussi le gant passe-coude remontant jusqu’à mi-bras. Les activités de la ganterie reprennent.
L’industrie gantière entre dans son âge d’or grâce à une invention en 1838 de Xavier Jouvin, qui permet pour la première fois d’avoir un procédé mécanique pour la découpe des gants : la main de fer. Xavier Jouvin, né dans le quartier Saint-Laurent, cherche à faire une classification générale des mains. Il détermine l’extension de la peau nécessaire à la mesure d’une main, qu’il s’agit de ganter exactement, et établit trente-deux modèles pour sa main de fer. Les étrangers, curieux, viennent en nombre pour découvrir ce système de coupe.
Le gant grenoblois connaît son apothéose entre 1850 et 1914. Grenoble ne produit pas seulement pour la France, mais exporte aussi vers le Royaume-Uni et l’Amérique du Nord, si bien que le nombre d’ouvriers devient insuffisant à partir de 1860. On fait alors venir de Naples des gantiers spécialisés dans la fabrication de gants en chevreau, ainsi que de Millau, autre capitale du gant. En 1870, 60 % des gants produits par les ateliers grenoblois (1 million de douzaines de paires) partent outre-Manche. Les rues de Grenoble prennent alors, notamment dans le quartier de l’Aigle, les noms des villes où s’exportent les gants : Paris, New-York, Londres ou Boston.
Les firmes se multiplient jusqu’à atteindre 180 ganteries, plus une dizaine de mégisseries et une vingtaine de teintureries en peau à la fin du Second Empire. Ce record coïncide avec celui des couturières et brodeuses (30 000), tandis que les coupeurs culminent un peu plus tard à 3 800 personnes (1893), avec une production de 1,5 million de douzaines de paires de gants ! Le patron reste encore un fournisseur de travail à domicile mais les effectifs féminins, divisés par cinq en vingt ans, se concentrent près de la cité. Des ateliers urbains apparaissent, notamment dans les quartiers récemment englobés dans l’enceinte, tels que Berriat et Saint-Bruno. Le travail se déroule dans de vastes locaux lumineux et propres, car il nécessite de bien voir et de garder les peaux immaculées.
Néanmoins, ce passage à l’usine reste relatif et les ateliers familiaux demeurent nombreux. En ville, 8 établissements sur 83 font travailler plus de 100 personnes et les travailleurs à domicile sont à peine moins nombreux que ceux en atelier. La ganterie grenobloise est d’ailleurs définie par Jean Jaurès « comme arrêtée […] à mi-chemin de la petite industrie artisanale d’autrefois et de la grande industrie capitaliste moderne ». Il faut souligner que l’outillage d’un coupeur, peu onéreux, rend l’installation aisée. Par ailleurs, les petits ateliers permettent aux gros fabricants d’absorber les fluctuations de la demande : mis en surrégime pour faire face à une forte demande, ils chôment lorsqu’elle baisse. À l’inverse de Chaumont (en Haute-Marne), Grenoble s’oppose fermement au « système », cette division maximale du travail qui produit beaucoup plus vite en utilisant une main-d’œuvre sous-payée.
C’est aussi une période d’essor du mutualisme, qui connaît à Grenoble un développement précoce. Une des premières sociétés de secours mutuels est constituée en avril 1803 à l’initiative des ouvriers gantiers. Même s’il ne concerne pas tous les ouvriers à ses débuts, ce modèle social constitue le socle des futurs systèmes de prévoyance des salariés.
Les usines de chaudronnerie, de mécanique et de construction électrique qui se montent à Grenoble à cette période sont nées d’une demande locale, avant de conquérir par la suite un marché plus vaste. La chaudronnerie grenobloise apparaît avec la construction des usines à gaz et des appareils de chauffage urbain au milieu du 19e siècle (Bouvier, Bouchayer). L’industrie des boutons-pressions et des boutons métalliques est à relier à la ganterie (Raymond, Sappey, la Dauphinoise, etc.). La construction de matériel pour la cimenterie ou pour la papeterie est plus décisive. La fabrication de conduites forcées, de turbines, de vannes, de poteaux électriques et de ponts roulants pour les industries de distribution de courant ou pour les industries électrochimiques et électrométallurgiques assoit définitivement la métallurgie grenobloise (Bouchayer-Viallet, Soya, Neyret-Beylier et Picard Pictet, Para, Soretex, etc.). À partir de 1895, on compte à Grenoble 78 ateliers de construction mécanique, artisans compris, qui regroupent 1 300 ouvriers. Les entreprises Soya, Neyret et Bouchayer-Viallet, avec plus de 150 ouvriers chacune, tiennent les premières places.