Avec la fin des guerres de Religion, Grenoble connaît un essor démographique qui entraîne une importante métamorphose urbaine.
En construisant une nouvelle enceinte qui permet à l’urbanisation de doubler de superficie, le duc de Lesdiguières donne un nouveau souffle à la ville, qui tourne le dos à son passé médiéval. Des artères sont aménagées, larges et rectilignes, bordées d’immeubles aux belles façades régulières, entre lesquels prennent place de nombreux établissements monastiques.
Le schéma bleu symbolise l'emprise approximative de Grenoble à cette période.
La fin des guerres de Religion marque pour Grenoble le début d’une période d’essor démographique. Sans en faire une ville majeure du royaume – elle ne figure qu’au trentième rang des villes françaises en 1789 –, cette évolution lui impose des mutations spatiales qui s’inscrivent à l’intérieur de l’enceinte construite à l’initiative de Lesdiguières dès 1592, avant que le maire Hugues Berriat ne fasse procéder à une nouvelle extension à partir de 1830.
Quoique capitale de la province de Dauphiné, Grenoble n’est qu’une petite ville quand Lesdiguières s’en empare après trois mois de siège en décembre 1590. Avec quelque 6 000 habitants, elle n’est alors pas plus grande que Vienne ou Valence, qui jouissent d’un certain prestige : un passé antique pour l’une, la présence d’une université pour l’autre. La ville est en outre profondément affectée par les destructions de la guerre, notamment en 1562 lors du passage des soldats du baron des Adrets.
« La chute de la ville, qui signalait l’échec cuisant des ennemis du roi, inaugura une ère nouvelle faite de prospérité et de soumission, à l’image de la France d’Henri IV dont Lesdiguières, le nouveau maître de la ville, fit un modèle de gouvernement » (S. Gal). En un peu plus de trente ans, la vieille ville médiévale, à demi ruinée, se mue en une ville empreinte d’une certaine harmonie. À la vieille enceinte romaine, qui n’avait guère subi d’altération depuis le IIIe siècle, Lesdiguières substitue « un système de protection inédit, combinant courtines*, bastions et demi-lunes selon un tracé polygonal incluant la fortification du Mont-Rachais » (V. Chomel). Dessinée par l’ingénieur piémontais Ercole Negro, la nouvelle enceinte est édifiée entre 1593 et 1604 sous la conduite de l’ingénieur Jean de Beins. Sur la rive gauche, la superficie de la ville double, passant de 11 à 21 hectares. Sur la rive droite, la falaise du Rabot qui tombait dans l’Isère est entaillée pour permettre le passage de la route et l’édification de la nouvelle porte de France.
À l’intérieur de cette enceinte, agrandie au milieu du siècle par le maréchal de Créqui, gendre et successeur du connétable, se déploie une nouvelle ville. Dès mars 1595, Lesdiguières se fait alberger* les bâtiments de la trésorerie, un vieil édifice dans lequel, au cours des siècles précédents, les Dauphins avaient tenu leurs assises et donné des fêtes. Il y fait construire un hôtel particulier achevé en 1602 et se pose en héritier des anciens Dauphins. Couvert d’ardoises, le toit du nouveau bâtiment impose sa présence à ceux de la vieille ville, en tuiles romaines. Les artistes les plus célèbres comme Jacob Richier sont sollicités pour sa décoration. Le pré de la Trésorerie est converti en jardin d’ornement et prolongé par un jeu de paume. Si Lesdiguières vit souvent dans l’imposant château qu’il se fait construire parallèlement à Vizille, sa présence à Grenoble draine l’essentiel des élites et de la richesse provinciale vers la ville, qui s’ouvre aux influences de la cour et de son raffinement.
Ailleurs, l’aménagement des nouveaux espaces est confié à des commissaires délégués à leur « embellissement » par lettres patentes. L’alignement des rues et des places, le blanchiment des façades, le pavage de la place Grenette, l’ouverture de la rue Neuve-de-Bonne visent à faire de Grenoble une ville dont le cadre pratique et plastique est porté à la hauteur de son rôle politique et de son rayonnement sur la province. Les premiers grands carrosses peuvent désormais circuler et la ville accueille dignement Henri IV, puis louis XIII, lors de leur campagne contre la Savoie.
À la mort de Lesdiguières, en 1626, la ville a déjà profondément changé. Elle compte près de 14 000 habitants. Si le connétable n’a pas de successeur à sa hauteur, l’essor de l’administration monarchique continue à porter la croissance tout au long du XVIIesiècle.
Le parlement figure au sommet de cette hiérarchie administrative. Héritier du conseil delphinal et gardien des libertés de la province, sa fonction est à la fois judiciaire (le juge suprême de tous les Dauphinois) et administrative. Les officiers du parlement sont issus de la vieille noblesse foncière ou nouveaux anoblis. Ils donnent le « la » dans une ville qui vit au rythme du tribunal… en s’endormant pendant le temps des vacances parlementaires. À quelques exceptions notables (hôtel de la Première Présidence, hôtel d’Ornacieux, hôtel de Croÿ-Chanel, etc.), peu d’entre eux se font construire des hôtels particuliers. L’espace manque et les inondations répétées du Drac ou de l’Isère (1651, 1733, 1748 entre autres) font peser des menaces constantes sur le patrimoine immobilier, malgré l’élargissement des enceintes. Aussi, beaucoup de ces parlementaires préfèrent-ils la location dans les immeubles construits en hauteur dans les nouveaux quartiers, quand ils ne sont pas dans leurs résidences campagnardes à proximité de la ville.
Tout un monde de basoche* gravite autour du parlement : officiers des autres tribunaux, juges seigneuriaux, avocats et procureurs, employés des différents services de l’administration royale, en particulier à partir de l’installation définitive en 1679 des intendants, les yeux du roi dans la province. L’essor de cette administration est porteur de la croissance démographique d’une ville qui atteint 22 000 habitants au début du XVIIIe siècle. Les deux vielles paroisses, Saint-Laurent pour la rive droite et Saint-Hugues pour la rive gauche, n’y suffisant plus, deux nouvelles paroisses sont créées : Saint-Louis pour desservir les nouveaux quartiers de la ville, Saint-Joseph pour la nombreuse population rurale vivant hors les murs.
C’est sans doute dans la floraison monastique que se matérialisent le mieux les exigences sociales, matérielles et spirituelles des élites grenobloises. Portées par le mouvement de la réforme catholique, seize nouvelles maisons religieuses s’établissent au XVIIe siècle. Des cohortes entières de filles de parlementaires ou autres officiers du roi trouvent refuge, sans toujours rompre avec leur famille, dans les couvents de femmes (ursulines, visitandines, bernardines, carmélites principalement). C’est en partie pour rester plus près de leurs proches que les religieuses de la Visitation, établies dès 1618 à Sainte-Marie-d’en-Haut, le long de la montée de Chalemont, obtiennent en 1648 la construction d’une seconde maison, Sainte-Marie-d’en-Bas, située dans le quartier Très-Cloîtres. Étymologiquement, le nom latin de ce quartier était Trans Claustrum, « au-delà du cloître », et le mot cloître devrait être au singulier. Mais très tôt, dès l’Ancien Régime, l’orthographe fautive s’est imposée. Du côté des hommes, capucins, récollets, augustins, minimes, pères de la Charité assurent une large part des services d’assistance. Quant aux jésuites, arrivés à Grenoble dès 1623, ils obtiennent en 1651 l’autorisation d’y établir un collège de plein exercice, pour assurer sur place aux élites de la ville l’éducation humaniste nécessaire à leur reproduction sociale.
Ville essentiellement administrative, Grenoble profite relativement peu de l’essor urbain du XVIIIe siècle porté par le développement commercial. Une quasi-stagnation succède à la forte croissance du siècle précédent, la ville atteignant à peine 25 000 habitants à la veille de la Révolution.
De nouveaux horizons s’ouvrent pourtant à elle. Son activité gantière, en particulier, s’impose comme une des plus dynamiques. Ses exportations gagnent dès la fin du siècle toutes les grandes capitales d’Europe, ainsi que le Nouveau Monde. Plus généralement, la ville n’est pas étrangère au capitalisme marchand naissant, ni aux investissements coloniaux de certains de ses entrepreneurs les plus audacieux (dont Raby l’Américain et Claude Perier). L’installation de l’école d’artillerie en 1720 confère par ailleurs à Grenoble une fonction de garnison qu’elle a perdue depuis l’époque romaine. Avec d’autres régiments installés dans la seconde moitié du siècle (et malgré le départ de l’artillerie en 1777), entre 1 500 et 2 000 hommes y résident alors. Des corps de caserne sont construits entre l’église Saint-Louis et les remparts de la ville, à proximité du couvent des carmélites qu’ils se plaisent à importuner.
Cette population militaire qu’il faut loger, nourrir, habiller et distraire constitue un marché économique actif et assure à la ville une dynamique nouvelle avec l’essor des cafés, des académies de jeux ou de la prostitution. Plus particulièrement, la présence d’un grand nombre d’officiers, ou d’élèves officiers de l’école d’artillerie, devient un élément majeur de la sociabilité des Lumières illustrée par Choderlos de Laclos.
La nouvelle sociabilité urbaine se caractérise par le développement de nouvelles institutions culturelles. Dès 1742 est créé un « concert » (académie de musique) qui donne des représentations régulières à des centaines d’abonnés. Ce concert est repris en main en 1785 par la ville, qui met à sa disposition la salle dite « du Concert » et engage même en 1788 une cantatrice en résidence. La demande de spectacle se traduit également en 1767 par la construction en bordure de l’Isère, sur l’emplacement du jeu de paume, d’un théâtre attirant des troupes habituées aux plus grandes scènes nationales et internationales.
À la mort de monseigneur de Caulet, évêque de Grenoble, une souscription permet le rachat de son importante collection pour l’ouverture de la bibliothèque publique. Par ricochet est créée (tardivement au regard du mouvement national) une société académique, l’Académie delphinale, qui reçoit ses lettres patentes en 1789. Plus généralement, l’esprit des Lumières s’alimente à la lecture de Voltaire, de Rousseau ou de l’Encyclopédie et irradie la culture parlementaire. L’avocat général Servan, ami de Voltaire et disciple de Rousseau, proclame son admiration pour Beccaria, tandis que nombreux sont ceux qui adhèrent aux nouveaux idéaux maçonniques dans deux loges, l’une plus bourgeoise (L’Égalité), l’autre plus aristocratique (La Bienfaisance).
Au rebours de cette dynamique nouvelle, le cadre urbain reste pour l’essentiel inchangé. Sans doute, à partir de 1717, les jardins de l’hôtel de ville sont-ils ouverts au public et leur parcours devient-il un loisir particulièrement en vogue. Mais les travaux d’urbanisme sont obérés par les menaces constantes de débordement du Drac et de l’Isère. En 1651, le vieux pont sur l’Isère et son jacquemart* sont emportés dans une crue exceptionnelle. Celle de 1733, rendue célèbre par le Grenoblo Malhérou d’André Blanc Lagoutte est encore plus dévastatrice. Divers projets d’aménagement sont élaborés. Les militaires envisagent de détourner au sud le cours de l’Isère pour l’inclure dans un système de fortification. En 1755, l’intendant de La Porte fait dresser un vaste plan d’urbanisme destiné à construire des quais pour protéger la ville, élargir les rues pour faciliter la circulation et, plus généralement, mettre en œuvre à Grenoble tous les principes de l’urbanisme des Lumières. Le projet se heurte à l’inertie municipale et à l’opposition grandissante du parlement aux initiatives du représentant du roi. Dans les dernières décennies du 18e siècle, le chantier urbain constitue l’une des pierres d’achoppement de la crise politique naissante.
À Grenoble, l’emprise du parlement se fait sentir bien au-delà de son seul rôle judiciaire. En l’absence du gouverneur ou de son représentant, le premier président est « commandant en chef dans la province », ce qui provoque en certaines circonstances l’ire des officiers de l’armée. Le parlement étend également son autorité sur le corps urbain, les élections municipales ayant lieu de manière très symbolique dans ses locaux, tandis que le lieutenant général de police est son fidèle allié.
Fort de son privilège d’héritier du conseil delphinal, le parlement devient surtout dans la seconde moitié du XVIIIe siècle le plus farouche adversaire des « nouveautés » royales, en particulier lorsqu’elles mettent en cause ses privilèges financiers (l’exemption fiscale de la noblesse) et institutionnels (le privilège de justice sur tout le Dauphiné). Ayant refusé en 1763 d’enregistrer un édit fiscal, les officiers du parlement sont une première fois exilés sur leurs terres avant qu’un accord de compromis ne soit trouvé. À cette première alerte succède en 1771 l’inquiétude générée par la réforme des parlements du chancelier Maupéou. Le bruit court alors à Grenoble que le parlement va être supprimé et remplacé par un conseil supérieur établi à Valence. La ville tout entière se mobilise alors pour demander son maintien.
C’est la même inquiétude qui traverse Grenoble au printemps de 1788, après la promulgation des édits qui ôtent aux parlements leur droit d’enregistrement. Les parlementaires grenoblois ayant refusé d’enregistrer les édits, ceux-ci leur sont imposés le 10 mai, avant que, devant leur opposition continue, ils ne se voient notifier le 7 juin au matin des lettres de cachet les exilant sur leurs terres. L’annonce jette l’alarme dans la ville, inquiète pour son avenir. Les émeutiers cherchent à empêcher le départ des parlementaires. Vers cinq heures du soir, la foule se porte à l’hôtel du commandement, mis à sac, tandis que d’autres montent sur les toits de la rue Neuve-de-Bonne et bombardent de tuiles les soldats chargés de conduire les officiers aux portes de la ville. Pour rétablir le calme, le duc de Clermont-Tonnerre, commandant des troupes, procède au rétablissement immédiat du parlement. Malgré cela, les magistrats, affolés par l’émeute sanglante, se rendent sur leurs terres. Le 14 juin suivant se tient à l’hôtel de ville une assemblée réunissant 101 personnes des trois ordres pour soutenir la cour et demander la réunion des États généraux. Le 18 juillet, les notables appellent à se rendre à Vizille, dans le château de l’un d’entre eux, Claude Perier.
Si la journée des Tuiles est un événement majeur dans le déclenchement de la révolution dauphinoise, c’est contre les aspirations grenobloises que l’Assemblée constituante décide en 1789 de mettre fin aux anciennes provinces. Elle procède à un nouveau découpage territorial répondant aux vœux de beaucoup : « En vain menace-t-on de la prépondérance de la ville de Paris. Si l’on doit appréhender la trop grande influence des capitales, la province de Dauphiné n’auroit-elle pas toutes sortes de raisons pour craindre celle de la ville de Grenoble » proclament alors les consuls de Vienne. Le projet proposé par ces derniers de créer un département des Montagnes s’étendant de Grenoble à Briançon et Gap est cependant unanimement rejeté au profit du département du Nord-Dauphiné, renommé ensuite département de l’Isère. Le 9 juillet 1790, Grenoble est désignée comme chef-lieu par 286 voix contre 267 à Moirans, fortement soutenue par Vienne.
« La Révolution porte un coup décisif à l’influence politique et judiciaire de Grenoble. La destruction systématique des institutions de l’appareil monarchique donne davantage de poids aux pouvoirs locaux et aux milieux sociaux traditionnellement enclins à les investir » (S. Turc). La ganterie d’un côté, l’armée de l’autre constituent parmi les principaux ferments de l’activité urbaine. La ville récupère par ailleurs dès l’an VIII une cour d’appel qui s’étend sur les trois départements issus de l’ancienne province de Dauphiné, tandis que l’université supprimée en 1565 est rétablie en 1806.
C’est également à cette période que sont fondées à Grenoble trois grandes institutions culturelles : la première bibliothèque publique, le musée de peinture et un cabinet d’histoire naturelle, futur muséum.