Portée par le développement industriel lié notamment à la Houille blanche (l'hydroélectricité), la ville entre dans la modernité.
Son extension reste néanmoins contenue par l’agrandissement de l’enceinte. Les possibilités constructives et décoratives du ciment moulé font florès dans l’apparat du nouveau centre-ville, mais aussi dans les quartiers populaires et ouvriers.
Le schéma bleu symbolise l'emprise approximative de Grenoble à cette période.
Avec la dernière enceinte, le nouveau centre-ville et l'extension portée par l'essor industriel, le paysage urbain connaît une profonde mutation.
Activité traditionnelle, la ganterie tend à se concentrer entre les mains de quelques grands fabricants dans des systèmes « intégrés ». Les tanneries sont repoussées en périphérie de la ville et la mécanisation des ateliers amène la création de vastes ensembles (Vallier, Perrin, Terray) avec logements patronaux et ouvriers intra-muros. Seules les attaches de gants constituent une nouveauté en plein essor qui perdure jusqu'à nos jours (A. Raymond, fixations). Mais c'est par l'énergie et la construction que la ville se démarque désormais.
À la suite des travaux de Louis Vicat sur le ciment, les initiatives de fabrication fleurissent. Dès 1842, à la porte de France, à quelques centaines de mètres à peine du centre historique de Grenoble, une cimenterie cuit les roches calcaires extraites à proximité pour en faire un produit d'excellente qualité : le ciment naturel prompt.
Grâce au moulage et à la préfabrication, l'usage de ce nouveau matériau est facile et d'un coût vingt-cinq fois inférieur à la pierre. Il est utilisé en grande quantité sur place, mais également en France, en Europe et outre-mer, sous la forme de pierre factice, ou fausse pierre de taille, en application décorative, en trottoir bien lisse (le trottoir « à la grenobloise »), en décor de jardin, etc. Cela explique l'extraordinaire richesse et la variété des décors existants sur les façades des immeubles. Certains architectes, tels Alfred Berruyer ou Chatrousse et Ricoud, s'intéressent particulièrement à ce ciment moulé et contribuent à diffuser son emploi pour toutes sortes d'édifices. Quartiers bourgeois ou modestes, constructions neuves ou amélioration de l'ancien, le ciment pose son empreinte sur la ville, bien avant le béton. Grenoble et le département de l'Isère sont d'ailleurs l'un des berceaux de cette industrie cimentière en France.
Le développement de l'hydroélectricité, la « Houille blanche » selon l'expression popularisée par Aristide Bergès, fournit un second pilier à la mutation industrielle de la ville. Pour transformer l'énergie de l'eau en électricité qu'il faut transporter et contrôler, la démonstration faite en 1883 par Marcel Desprez convainc les Grenoblois. Des entreprises de chaudronnerie (Bouchayer-Viallet, Joya) naissent entre ville et Drac pour produire conduites forcées et pylônes, alors que les constructeurs de turbine (Neyrpic) et de disjoncteurs (Merlin-Gerin) connaissent une expansion fulgurante. D'immenses halles à ossature métallique sont élevées sur des îlots entiers. Ces industries créent des logements ouvriers et patronaux qui densifient les nouveaux terrains et attirent une main-d'œuvre venue de loin. L'énergie électrique permet d'éclairer largement les ateliers, mais aussi de faire fonctionner des machines modernes, voire d'imaginer de nouveaux processus qui lient fortement Grenoble et ses proches vallées. C'est en effet dans le Grésivaudan et les vallées de la Romanche et de la Fure que la papeterie, l'électrochimie et l'électrométallurgie prennent leur essor grâce à la domestication de la puissance sauvage des torrents de montagne.
Une telle effervescence a également des conséquences sociales et politiques importantes. Les sociétés de secours mutuel et les syndicats se multiplient, alors que certaines initiatives sont encore lisibles dans le bâti, soit directement (ruche populaire, pouponnière, premières formes d'enseignement technique), soit indirectement, avec l'élection de maires issus de l'industrie, dont Édouard Rey, qui va remodeler la ville.
C'est bien des montagnes, par l'eau et la pierre, qu'arrive cette richesse. Exploitée par l'homme depuis des millénaires, mais vécue comme une contrainte, voire une menace, la montagne ne s'impose dans l'image de Grenoble qu'à partir de la seconde moitié du 19e siècle. Certes, le rôle militaire de la ville, contingenté par la géographie, n'a fait que s'amplifier. Mais, à partir de 1888, des troupes de montagne spécialisées apparaissent : chasseurs et artillerie y sont casernés avec leur tenue spécifique et leurs moyens adaptés.
Le tourisme fait de ce milieu alpin un terrain de jeu très en vogue. Il se manifeste au sein des élites grenobloises dès la fin des années 1830 par les premières excursions dans les massifs de la Chartreuse, du Vercors et de Belledonne. Toutefois, c'est véritablement à la fin du 19e siècle que Grenoble s'affirme comme « une ville au cœur des montagnes », avant de s'afficher comme la capitale des Alpes.
À partir de 1874, le tourisme s'organise sous l'impulsion de notables grenoblois, comme en témoignent la fondation d'une section du Club alpin français (27 août 1874), puis celle de la Société des touristes en Dauphiné (avril 1875). D'autres groupements suivent le mouvement, plus ouverts socialement : la Société des grimpeurs des Alpes (1889) regroupe des petits négociants, la Société des alpinistes grenoblois (1892) est composée d'employés du commerce et de l'industrie, le Club des ascensionnistes grenoblois (1899), etc. Désormais, les guides de voyages vantent une ville délibérément alpine. En 1894, le Guide bleu présente ainsi Grenoble comme « la reine des Alpes [...] une ville toute fraîche, toute blanche, coquette et vivante, fière d'être grande cité, spirituelle comme une Athènes [...]. »
La création en 1889 du syndicat d'initiative de Grenoble et du Dauphiné, le premier en France, marque l'émergence de la volonté de promouvoir cette image de la ville. En apprivoisant la neige par le ski à partir de 1878 (Henri Duhamel à Chamrousse), une nouvelle dimension apparaît. Le recours aux bienfaits de l'air pur et du soleil pour les premiers pas du climatisme (Vercors, Chartreuse) et la faveur du thermalisme (Uriage) se joignent aux amateurs de pittoresque, dont les moins ingambes s'offrent les peintures de Brun, de Berthier, etc., à moins qu'ils ne se tournent vers les photos prises in situ par des amateurs de plus en plus nombreux. Cette intense activité touristique est favorisée par la mise en place d'un réseau de lignes de tramway qui permet de rejoindre aisément les eaux et les sentiers depuis Grenoble. L'intérêt émergeant pour les particularités de l'histoire et des modes de vie alpins se concrétise par l'ouverture en 1906 du Musée dauphinois, où l'ethnologie prônée par son fondateur, Hippolyte Müller, s'intéresse autant aux vestiges préhistoriques qu'aux pratiques dentellières contemporaines.
Favorisée par la nouvelle loi sur l'enseignement supérieur, l'université de Grenoble façonne simultanément son image d'université alpine. L'essor industriel s'avère particulièrement stimulant, les capitaines d'industrie multipliant les expériences et les brevets tout en cherchant à former les premiers ingénieurs « maison ». Devant le succès des cours publics d'électricité industrielle, initiés par Paul Janet à partir de février 1892, la faculté des sciences fonde en 1900 l'Institut électrotechnique, soutenu par les collectivités locales et les milieux économiques. Dès 1909, après le retentissement du congrès de la Houille blanche de 1902, il se transforme en Institut polytechnique de Grenoble (IPG) afin de s'orienter plus largement vers les spécificités industrielles de la région. En son sein naissent donc l'école française de papeterie (1907), l'école d'électrochimie et d'électrométallurgie (1921) et l'école hydraulique (1928). À la veille de la Première Guerre mondiale, il compte 450 élèves, dont un certain nombre d'étrangers qui contribuent à diffuser les techniques alpines dans le monde. Car dès 1896 est créé le comité de patronage des étudiants étrangers, qui tire parti de l'image nouvelle de Grenoble et de l'attrait grandissant de la montagne. Grâce à son succès rapide, l'université élargit l'audience de ses facultés hors des frontières du pays.
La création de l'Institut de géographie alpine en 1906 s'inscrit dans ce mouvement de rénovation et d'ouverture sur le monde alpin. En France, jusqu'au début du 20e siècle, l'enseignement de la géographie est absent et la connaissance des Alpes françaises reste très superficielle. L'arrivée de Raoul Blanchard, créateur de l'IGA, confère un caractère désormais scientifique à cette étude. Il attire quelques-uns des meilleurs géographes du moment (André Allix, Jules Blache, etc.) pour étudier les Alpes dans leurs différentes caractéristiques topographiques, géologiques, économiques et humaines. La diffusion du savoir se fait, outre l'enseignement, par la publication régulière de la Revue de géographie alpine à compter de 1919. La géologie alpine, initiée quelques décennies auparavant par Charles Lory, prend aussi une dimension nouvelle avec le laboratoire créé sous l'impulsion de Wilfrid Killian (paléontologie, minéralogie, géologie). Raoul Blanchard s'engage auprès des industriels avec sa vision de ce qu'il appelait « la région alpine », une région économique des Alpes avec Grenoble comme capitale. Si la construction de cette entité qui s'étendait du Léman à Nice fut sans lendemain, le considérable essor économique et démographique de Grenoble au cours des deux premiers tiers du 20e siècle conforte l'image d'une ville capitale des Alpes.
Une ville haussmanienne corsetée
Après la guerre de 1870, un nouveau dispositif militaire vient compléter l'existant. Une ceinture de forts prend place sur les hauteurs environnantes, tandis que l'enceinte urbaine connaît son dernier agrandissement. Ainsi, les accès à la ville sont protégés par les forts du Bourcet, du Saint-Eynard, du Mûrier, des Quatre-Seigneurs, de Montavie et de Comboire, qui viennent appuyer la Bastille. Au contact de la ville ancienne, l'extension englobe tous les terrains vers l'ouest jusqu'au Drac, intègre le confluent et agrandit la Bastille. Elle enserre pour l'essentiel des terrains fraîchement pris aux communes limitrophes et impose à ses murailles (1879-81) de laisser pénétrer la voie ferrée. Cet agrandissement permet la construction de nouvelles casernes (Hoche, de Bonne), vite obligées de se cantonner hors les murs. L'enceinte sera finalement déclassée en 1925.
Car l'extension fait l'objet d'une urbanisation très rapide. Grenoble y présente deux visages : le nouveau centre-ville haussmannien déployé entre l'existant et la gare et le quartier ouvrialo-industriel qui s'étend au-delà vers le Drac. Le premier aspect obéit au plan Rey, du nom du maire qui l'adopte en 1881. Autour de la place Victor-Hugo, où la bourgeoisie étale sa réussite économique, des îlots entiers sortent de terre le long de larges avenues arborées. Il s'agit principalement d'immeubles d'habitation et de commerces, où la mitoyenneté, l'alignement des façades et le gabarit uniforme sont imposés. Les équipements publics s'inscrivent aussi dans la règle. Seule la façade est individualisée et présente des décorations diversifiées, souvent réalisées en ciment moulé, parfois entièrement édifiées en pierre factice. Les décors, éclectiques, vont des motifs classiques (modillons, cartouches, etc.) aux plus contemporains ou aux plus amples (bestiaire, flore). Les pans coupés font l'objet d'un soin particulier dont la verticalité scande les perspectives. L'art nouveau est relativement bien représenté dans l'architecture de ce secteur, comme dans celle du suivant.
Le second aspect est celui de la ville laborieuse, moins orthogonale, car les industriels s'y taillent de très vastes emprises dont ils contrôlent l'occupation et la voirie. Dans ce quartier Berriat-Saint-Bruno se côtoient maisonnettes, maisons, ateliers et quelques grosses maisons bourgeoises, sans oublier les immeubles bordant son artère majeure, le cours Berriat menant au pont sur le Drac. Là aussi le ciment moulé fait merveille et son prix autorise des façades entières, dont celle de l'église paroissiale, mais aussi la multiplication d'ornements parfois préfabriqués, et donc identiques à ceux utilisés ailleurs ! L'urbanisation se poursuit au-delà vers Fontaine, comme à l'opposé où la ville se lie avec le faubourg ouvrier de la Croix-Rouge de Saint-Martin-d'Hères.
Peu d'édifices grenoblois présentent une conception globale Art nouveau, de type École de Nancy, mais les quelques rares exemples sont d'une qualité remarquable. Beaucoup d'immeubles haussmanniens présentent cependant des façades avec des décors Art nouveau. Ce style, qui trouve son inspiration dans le répertoire végétal, floral et animalier, s'appuie sur l'esthétique des lignes courbes (entrecroisements de tiges, ligne coup de fouet, etc.) et peut aussi se caractériser par des figures féminines. Les architectes l'ont abondamment utilisé, permettant ainsi à la nouvelle bourgeoisie éclairée de Grenoble de s'affirmer dans la culture de l'époque.
Passée la Première Guerre mondiale, le monde des armes a muté. Désormais, pour que la ville se développe, il faut qu'elle brise le carcan que lui imposaient les militaires et qu'elle s'autorise à réfléchir et à programmer son espace sans eux. Ce sera l'œuvre décisive de l'entre-deux-guerres.
Le nouveau maire, Paul Mistral, porte parmi ses projets un événement qui doit médiatiser la modernité de la ville : l'Exposition internationale de la houille blanche et du tourisme. Prévue en 1925, c'est l'occasion de mettre en lumière, sous les yeux des nations, le potentiel économique grenoblois et d'afficher les prétentions d'une « capitale des Alpes » qui aborde l'ère du tourisme en s'offrant aéroport et, bientôt, téléphérique. En faisant appel aux frères Perret pour en créer la tour d'orientation, il promeut une architecture résolument contemporaine. Outre son aspect médiatique, cet événement doit surtout permettre au maire d'accélérer l'urbanisation de la ville vers le sud, et de faire ainsi tomber la contrainte de l'enceinte militaire. Pour ce faire, il choisit dès 1923 comme site pour l'exposition le polygone militaire du Génie, situé juste à l'extérieur des murs (actuel parc Paul-Mistral), ce qui nécessite d'exproprier l'armée. La volonté est affichée dès son discours d'investiture le 11 décembre 1919.
Les pourparlers de la municipalité avec les militaires n'en sont pas moins difficiles, tant au niveau du ministère de la Guerre qu'à celui des autorités locales. Au cours d'une intervention à la chambre des députés, la situation fait dire à l'édile que « le Génie a la douceur, l'entêtement et la stérilité du mulet ». Les travaux débutent avant même l'accord officiel et, pendant quelques mois, le quartier ressemble à une véritable ruche. On arase 825 mètres linéaires de fortifications, on nivelle le terrain en apportant 32 000 m3 de remblais, alors que 103 000 m3 de terre sont déblayés. C'est ainsi que se préparent les vingt hectares nécessaires à l'exposition, avec son « grand palais », son « village typique », sa « maison moderne », etc. Le papetier Marius Blanchet, nommé commissaire général, coordonne commissions, administrateurs et directeurs. En mai 1925, le discours d'inauguration du président du Conseil, entouré de nombreux ministres et ambassadeurs étrangers, est retransmis par TSF partout en France. Une antenne est installée au sommet de la tour Perret et les PTT font fonctionner quotidiennement un poste d'émission. Durant six mois, le succès de la manifestation consacre une image nouvelle de Grenoble. L'enceinte militaire est déclassée dans la foulée, ce qui ouvre la voie à sa transformation en une ceinture de boulevards (Joffre, Foch et Vallier).
La loi Cornudet de 1919 fait obligation aux villes de plus de 10 000 habitants d'établir un projet d'aménagement, d'embellissement et d'extension. Grenoble est dans une situation économique florissante : ville de l'arrière, les commandes de matériel de guerre ont entraîné un essor industriel sans précédent qui encourage le nouveau maire, Paul Mistral, à prôner une politique urbaine ambitieuse. Deux préalables sont posés : l'étude d'un plan d'extension et la démolition des fortifications. En 1921, l'étude est confiée à un urbaniste de renom, Léon Jaussely. Avec Tony Garnier, Henri Prost et quelques autres, Jaussely fait partie des architectes urbanistes qui, en France, ont renouvelé le contenu de l'art urbain. Il établit ainsi une perspective économique, démographique et sociale anticipatrice de la ville à venir, mais son plan n'aboutira pas, à l'exception de la liaison est-ouest tracée sur les fortifications.
Cette réalisation sera cependant fort éloignée de ce qu'avait imaginé Jaussely. Celui-ci envisageait à la place des remparts un boulevard promenade, une sorte de parkway* bordé d'hôtels particuliers en ordre discontinu, en recul de 7,5 mètres de l'alignement, dont « le nombre maximum des étages serait de trois avec possibilité de surélévation ». Ce type de bâtiment n'a jamais été vraiment considéré comme réalisable par le service de la voirie qui, dès 1930, apporte les premières modifications au règlement d'urbanisme. Il propose « de supprimer les servitudes de jardin [...] et d'autoriser, en bordure de ces voies, la construction de grands immeubles contigus de 25 mètres de hauteur de façade ». En revanche, le principe d'articuler l'urbanisation avec les communes limitrophes, l'idée de créer plusieurs gares, la notion de zonage et l'attention portée aux espaces verts sont prémonitoires. Heureusement, les velléités de modernisation brutale du centre historique, récurrentes, resteront à l'état d'idées.